Démons et Roudra
Par Lama Shérab Namdreul

Démons

© Brian J. McMorrow


1) Les démons

Il est important de comprendre avant tout que le terme “démon” ne désigne pas une catégorie d’individus, ni une “entité” qui serait capable d’entrer dans l’esprit d’un individu. Tout ce qui est appelé “démon” procède de l’esprit illusionné d’un individu. Quand on parle des “ennemis qui nous sont hostiles”, on parle bien d’individus qui nous sont manifestement hostiles, mais ce qu’on définit comme démon ce sont les troubles et les réactivités que cela peut provoquer à l’esprit et non pas l’individu lui-même. L’hostilité ou l’animosité sont susceptibles de déclencher chez certains individus divers émois dans une onde de choc plus ou moins solidifiée et perturbante. Le “démon” renvoie à l’incidence causée sur la conscience. Il n’est ni l’individu hostile ni l’hostilité en tant que telle. Le démon n’est qu’affaire de perception, de karma et de saisie. Chez d’autres personnes, l’hostilité ou l’animosité ne leur portent pas atteinte, mais au contraire, elles leurs inspirent la compréhension et l’empathie. Cela est valable pour toutes les catégories “classiques” de démons comme les ennemis, les influences, les interférences, les lieux impressionnants et autres.

À toutes époques et en toutes cultures, il y a toujours eu cette propension à faire de toutes choses un démon : les forêts obscures, les cimetières, la femme, le train, l’homosexualité, les jeux vidéos, le micro onde, le supermaché, l’informatique, l’argent, etc. Cette façon discriminante d’appréhender les choses peut devenir un démon. Il ne s’agit donc pas de “diaboliser” des êtres, des circonstances ou encore des lieux. Il s’agit de comprendre puis de s’apercevoir ce dont la saisie est capable pour justifier l’ignorance et la soif. Sous l’effet de “démon”, la saisie, dans son absurdité, peut nous amener à se justifier une haine et créer son enfer.

On peut établir une liste de démons à toutes les attitudes comme à tous les phénomènes. Il y a un démon pour toutes choses dès lors qu’elles sont saisies pour existantes réellement : un démon du corps, un démon du non-corps, un démon du sexe, un démon de la chasteté, un démon de la dépression, un démon de l’euphorie, un démon du mariage, un démon de la rupture, un démon de l’alimentation, un démon de la diète, un démon de la richesse, un démon de la pauvreté, un démon des lieux, un démon des abîmes, un démon du sacré, un démon du profane, un démon de la foi, un démon du doute, etc.

On peut également résumer tous les démons en trois types :
- Démons dû à la saisie en les cinq éléments de la manifestation
- Démons dû à la saisie en les cinq processus cognitifs (agrégats)
- Démons dû à la saisie en les cinq distorsions (émotions)

À préciser que la saisie – c’est-à-dire l’appréhension d’une entité alors qu’il n’en existe pas – place le mental dans une confusion cognitive dont la souffrance (sct. Doukha) en est le symptôme. Cette confusion s’établit sur plusieurs degrés. Les démons relèvent d’un niveau particulièrement pervers de la confusion mental.
Quand on parle de démon il s’agit de processus qui opèrent dans les couches les plus profondes du subconscient. Ils opèrent de façon subtile. Les démons procèdent de la confusion mentale et non pas l’inverse. Les démons ne créent pas la confusion mental, mais désignent une aggravation de la confusion mentale. Les démons vont se nicher puis se développer dans nos mécanismes de croyances et d’illusions, puis progressivement vont altérer nos jugements et perceptions et parasiter notre intelligence, notre raison et notre lucidité.
Il est difficile de diagnostiquer un démon et il est difficile d’y remédier. Le démon fonctionne à couvert et de façon insidieuse. Il sort de l’ombre dans des situations exacerbées où l’égocentrisme se trouve en péril.

Déceler

Il y a cependant des signes avant coureur comme par exemple :

– Ne voir, n’entendre, ne percevoir, ne se remémorer... que ce qui va nous servir de prétextes et justifications à nos jugements et nos réactions. Dans le cadre de la jalousie, cela peut développer une suspicion systématique, une méfiance obsessive et justifier l’arrogance et la présomption. Dans le cadre du désir, cela peut développer l’idéalisation, l'exaltation ou la croyance et justifier l’obéissance et le désengagement.

– La difficulté ou le refus de raisonner, d’entendre l’autre, de chercher à comprendre, d’analyser une situation. Cela peut entraîner différents évitements comme : ne plus parler d’un sujet ou d’une personne “couper la relation”, “couper les ponts”. Par ailleurs, cela peut permettre de maintenir des attentes, des persuasions, des fantasmes...

– Alimenter nos interprétations en prenant à défaut. Cela peut nous permettre de se croire en droit de rétribuer blâmes ou compliments, punitions ou récompenses...

– Chercher à convaincre d’autres personnes de notre bien-fondé au détriment d’un autre. Cela peut nourrir un esprit d’intrigue, de vindicte et de médisance.

Si l’on ne décèle pas nos attitudes mentales, on finit par faire d’un simple sentiment un démon. Une perception fortuite peut devenir obsessive. Une réaction momentanée peut devenir récurrente.
Pour éviter que notre confusion n’engendre un démon, il est nécessaire de reconnaître des attitudes et des perceptions sujettes à envenimer une situation et à rajouter de la confusion à la confusion. C’est une simple question de bonne foi, de bonne volonté, d’honnêteté. On peut s’aider des engagements pris afférents aux trois véhicules (sct. Yana) : éthique, empathie et Vue pure. Il est bien de se remémorer des préceptes de “Lo Djong” qui permet d’être de mieux en mieux en accord avec notre Bodhicitta, notre nature éveillée.

D’une façon ou d’une autre, il s’agit de mettre en pratique le Dharma et de vérifier les signes de progrès ou, tout au moins, qu’il n’y ait pas d’aggravation comme : un désaccord qui engendre un conflit, un accord qui se transforme en pacte, une aide qui suppose un dû, une relation qui soustend une dépendance, une séparation qui engendre une haine, une qualité qui soulève une suspicion, une trahison qui mérite une vengeance, un abandon qui entraîne un mépris, une critique qui devient une humiliation, une vertu qui fournit une innocentisation, une promesse qui cache une culpabilité, une erreur qui stipule un échec, un succès qui stimule une ambition, une idéalisation qui cautionne une emprise, etc.

Comprendre

Quand un démon se déclare, cela donne le sentiment d’être submergé, ébranlé, anéanti. On ne se reconnaît pas soi-même et les autres non plus d’ailleurs qui constatent un revirement de nos sentiments et de nos comportements. De fortes émotions et des sentiments intenses sont éprouvés. C’est comme une infection qui déclenche de la fièvre ou des troubles qui provoquent de l’hypothermie. On pourrait dire que notre température émotionnelle augmente ou baisse anormalement.
Quelle que soit la distorsion (sct. Klésha) – opacité, désir, répulsion etc. – qui caractérise notre karma, elle va, s’intensifiant, troubler notre raisonnement. Nos réactions sont disproportionnées et irrationnelles. Nos perceptions n’appréhendent que négativités. Les situations s’aggravent. Notre regard sur nous-même exacerbe la culpabilité, le dégoût, le narcissisme ou encore la misanthropie, le désabusement, la solitude ; toutes sortes de sentiments qui intensifient l’égocentrisme. Aux chakras du corps vajra sont ressentis des nœuds, des triturations, des blocages. Des exercices de Kum Nyé ou de Trul Khor (sct. Yantra) accompagnés de visualisations précises pourront être efficaces, selon le niveau de l’élève. Nos ressentis physiologiques peuvent être significatives et il peut être utile d’en parler à son Lama. Communiquer vos expériences de la pratique, vos rêves et vos ressentis permettra d’aider le Lama à vous aider.

Il faut bien s’entendre qu’un démon ne désigne pas le caractère lui-même mais plutôt le processus par lequel l’esprit acquiesce à son altérité. Si par exemple, il advient que l’on se voit un jour égoiste, mauvais ou encore orgueilleux, mais aussi généreux, compassionné ou pur, etc. cela n’est pas ce qu’on entend par démon. Le démon désigne la perversion du processus (karma) qui leur attribue une réalité objective, une altérité, ce qui donne à la soif l’illusion d’une identité qui “concrétise” (tib. Tok) un aspect (tib. Nam) pour un état de sa personne. C’est précisément ce processus de “concrétion” (tib. Nam Tok) mentale (cf. règne minéral) qui est considéré comme démon. L’accumulation de ces “nam tok” entraîne des cristalisations profondes en l’esprit pour de longs moments ou de longues années voire sur plusieurs vies. Des plis se font, des tendances s’immiscent, des shémas s’installent. Des impulsions interfèrent dans la fluidité de l’âme et des souffles. Les stéréotypes entravent la souplesse de la raison. Si l’on cautionne ces “nam tok”, s’ensuit des syndromes de culpabilité, de redevabilité, de vanité et de narcissisme et autres complexes et appréhensions distordues. La réactivité à ces syndromes va rajouter un trouble dans nos perceptions puis entraîner des complications relationnelles, des situations troubles, des agissements sournois et des conséquences karmiques à long terme. Nous allons chercher des raisons ou des fautifs pour légitimer nos réactivités.

Prenons le scénario d’une personne qui prend pour habitude de faire des procès d’intentions et de prendre à défaut. Sans prendre conscience que cette attitude est corrélative à un sentiment de culpabilité, elle en viendra à produire le démon de la rétribution (blâme/louange, punition/récompens,e etc.). Ce type d’attitude ne pouvant arriver à ses fins, c’est-à-dire trouver du coupable ou de l’innocent, il arrive un moment où un démon sera lâché comme un chien qui attaquera tous azimuts.

On peut imaginer d’autres scénarios ; une personne qui instrumentalise l’autre comme objet de désir pour se trouver de la reconnaissance ou un sentiment d’existence. Sans prendre conscience que cette attitude est corrélative d’un sentiment de vanité, elle en viendra à produire le démon du dépit et de la déception. Ce type d’attitude ne pouvant aboutir, c’est-à-dire trouver du sens, il en vient le désengagement et la dépression. ... ou encore : une personne qui médit d’autrui par suspicion, jalousie ou frustration pour se trouver une force dans l’adversité. Sans prendre conscience que cette attitude est corrélative d’un sentiment d’inhibition, elle en viendra à subir le démon de l’aigreur, de la rancœur et de l’acrimonie. Ce type d’attitude ne pouvant aboutir, c’est-à-dire trouver de la puissance, il en vient le cynisme et la résignation.

Milarépa est un cas typique du “syndrome de pénitent”. La prise de conscience de ses actes négatifs et de leurs conséquences karmiques, l’amèneront à rechercher un Lama pour recevoir les instructions qui le libèreront d’une renaissance infernale. En se considérant comme “un grand fauteur”, il ne lui sera pas possible de comprendre le Dzok Tchèn, la Grande Perfection, que lui transmit son premier Lama. C’est également “son démon” qui fera que Milarépa n’intercepte pas ce que Marpa lui dit : « si tu te prétends un grand fauteur, ne t’en accuse pas devant moi ». C’est encore “son démon” qui ne lui permettra pas de comprendre le comportement de Marpa, puis le conduira finalement à briser le lien vajra au Lama Racine. Le syndrome du pénitent trouve son apogée quand Milarépa estime le suicide comme la seule sanction qu’il mérite. Alors que Milarépa n’avait plus qu’une dernière épreuve à passer auprès de Marpa, il lui faudra partir pour onze années de retraite en montagne.

Le challenge du pénitent et l’héroïsme spirituel sont corrélatif à ce type de démon. À l’instar de Sakyamouni, Milarépa en vient à abandonner (tib. Pang) son extrêmisme ascétique quand l’absorption de l’alcool et de la viande, que sa sœur lui a offert, lui apporte une première expérience de félicité. Plus tard, quand ses démons finissent par lui apparaître en pleine conscience, Milarépa essaie de les chasser par des rituels de conjuration, puis il essaie de les amadouer par des rituels propitiatoires, puis essaie une compassion condescendante, puis il pense trouver secours dans sa dévotion à son “papa” Lama. Les démons ne sont pas sensibles à ces magouilles, tout au contraire, ils s’en nourrissent. Cela prendra du temps avant de comprendre que le comportement de Marpa ne faisait que transmettre la vue de la vacuité ; le seul devoir que se doit un Lama envers ses élèves. Non pas la vacuité à des fins spécifiques, non pas la vacuité pour évacuer des démons, mais la vacuité en l’imputation même de démons. C’est alors que Milarépa obtient la réalisation (tib. Toks).

Je précise à nouveau, ce n’est pas l’émotion comme telle qui est un démon, mais la saisie de cette émotion produit un processus en boucle entre la perception de cette émotion et la réactivité sans plus pouvoir distinguer la cause de l’effet. La Raison subit comme un bogue informatique qui plante le logiciel. La seule chose qui permet de déboguer est de se libérer de la saisie.

Remédier

Il est donc important de comprendre ce qu’il se passe pour éviter de suivre et d'aggraver nos émotions. Si l’on n’a pas suffisamment d’expérience de l’esprit, il est bien de demander à son Lama des instructions spécifiques et de les mettre en application. Maintenant, quel que soit le Lama et quelles que soient ses instructions, il n’est rien qui soit possible contre la mauvaise foi, la mauvaise volonté, l’arrogance et le manque d’aspiration. L’égocentrisme trouve des subterfuges qui permet de compenser ou d'anesthésier suffisamment nos distorsions, mais le “démon” reste en latence et ressortira un jour où l’autre.

L’aide d’un Lama est nécessaire si l’on ne sait pas soi-même évaluer les progrès spirituels et pouvoir se positionner en rapport à nos aspirations, nos engagements et surtout à la Vue de la vacuité. Cependant, comme l’a dit Marpa lors de son premier entretien avec Milarépa : « Si je te donne le Dharma, il ne dépendra que de ta force d’âme que tu arrives ou n’arrives pas dès cette vie à la Bodhi. » À cette époque, Marpa combattait déjà la croyance et l’exotisme au sujet des tantras et des mantras qui restent encore aujourd’hui magnifier de révélation, bénédiction et magie. Quand Milarépa fut éveillé, certains lui demandaient de qui il fut la réincarnation et de répondre : « cette croyance que je serai une incarnation est une bonne opinion de moi, mais il n’est pas plus grande hérésie que cette croyance. C’est parce que vous ne connaissez pas les effets de ma doctrine (le Mahamoudra). »

En effet, de telle croyance encourage la complaisance alors que la réalisation du Mahamoudra est une question d’aspiration, de détermiantion et de Vue pure au Lama Racine comme étant la co-émergence de clarté vacuité, détenteur vajra (sct. vajradhara), immuable nature de notre propre esprit indifférencié de la nature du Lama de transmission. Si l’élève reste conséquent à cette Vue pure, il verra les progrès de sa méditation jusqu’à la certitude qu’il réalisera la nature de son esprit. C’est à nous de savoir si nous sommes un stagiaire consommant des techniques et qui dérobe le musc du Lama ou si nous sommes l’élève qui requiert et goûte le nectar de l’instruction oral qui montre la jonction de la Méthode et de la Vue.

Pour remédier aux démons, le rappel des engagements reste toujours d’un grand bénéfice. Il est également bien de renforcer l’accumulation de mérites : prosternations, circumambulations, offrandes aux trois Joyaux et trois Racines, génération de souhaits, prière à sept branches, Lo Djong, etc. Si l’on s’aperçoit que nous sommes en train d’endommager la Vue pure envers le Lama, la Sangha ou le Dharma lui-même, il est urgent de faire une accumulation de “Tsok” (sct. Ganapuja) dédié à son Lama et à ses frères et sœurs vajras. Plus particulièrement, pour l’élève plus habile, il est d’un grand bénéfice de renforcer la Vue Sahaja qui permet d’aborder ces obstacles comme de simples imputations et de placer son esprit en la sagesse de consilience qui reconnaît l’indifférenciation de Doukha et Siddhi. Comme le dit la prière à la lignée du Mahamoudra : « l’essence des “contritions” (tib. Nam Tok) est dharmakaya ». C’est une Vue centrale dans la pratique du Dharma et de surccroît dans celle de Tcheu.

L'offrande de son corps

Bien évidemment, la pratique de Tcheu est particulièrement appropriée pour déceler ces démons et déjouer leurs syndromes. La Vue du Tcheupa consiste à aller voir là où il semble avoir été mis un “doigt sur une plaie”. Ce n’est pas par masochisme. Ce n’est pas non plus par héroïsme. Il s’agit de surprendre ce démon qui nous fait prendre ceci comme étant une plaie alors que le démon est le doigt même qui montre l’obstruction à la vacuité.

Le désir porte en lui la sublimation de l’aspiration ;
La colère porte en elle la fulgurance de la bienveillance ;
L’ignorance porte en elle la luminosité de la plénitude ;
Chaque instant est propice à l’Éveil.
Gratitude à la nature vide du Dharmata.

Un démon implique une appréhension excessive et va justifier une réactivité de même amplitude parce qu’on se trouve au point crucial de l’ignorance et de la saisie égocentrique. C’est pour cela qu’un Tcheupa prend soin de ses démons quand ils apparaissent.

Si le Tcheupa invite ses démons pour leur offrir son corps, ce n’est pas pour les amadouer dans l’espoir qu’ils nous soient reconnaissants et qu’ils ne nous perturbent plus. Cette démagogie ne tient pas et peut même aggraver nos distorsions. Le processus karmique participe de tous les rouages de nos intentions. C’est un processus d’une extraordinaire sophistication dont la clarté et la justesse ne laissent rien échapper. Le mental est “une machine” particulièrement élaborée et d’une logique bienveillante. Il est donc important d’avoir une attitude juste et une vue pure dans cette offrande du corps. Sur la base des trois considérations, le Tcheupa exécute l’offrande de son corps en conformité à la paramita du don libre des trois cercles cognitifs.

Considération du donateur
Le Tcheupa ne considère pas son esprit sous l’emprise de démons. Il génère la fierté de sa bouddhéité, co-émergence de compassion-vide.

Considération des démons
Le Tcheupa abandonne les conceptions de démons en tant que tels. Il génère à leur égard la Vue pure, co-émergence de clarté-vide.

Considération du corps
Le Tcheupa abandonne tout mépris pour son corps et génère à son égard la Vue pure, co-émergence de félicité-vide à travers l’assimilation au mandala, au festin blanc, au festin rouge et au festin relief.

Quand on veut faire un cadeau dans une totale spontanéité bienveillante, on donne le meilleur en fonction du goût de l’autre et l’on peut imaginer son plaisir. On peut connaître ces expériences de sympathie dans un moment aussi simple que donner exeptionnellement une super pâtée haut de gamme pour son chien ou son chat. On ne s’attarde pas sur l’idée qu’on n’en mangerait pas et que ce n’est que de la bouffe pour chien. Il y aura une sympathie des plaisirs de donner et de recevoir. Si on aime faire de tels plaisirs on saura participer à l’offrande de son corps aux démons avec une totale liberté de préjugés. Nous arriverons à laisser libre (tib. Dreul) les aspects (tib. Nam) pour seul sens d’être l’expression des apparences (tib. Nang). Le terme Nam Dreul s’oppose au terme Nam Tok. Nam Dreul est généralement traduit par “libre de concepts”. Plus précisément, il s’agit d’arriver à ne rien imputer aux aspects des apparences pour se rendre compte qu’il s’agit de concepts, de constructions et non pas de réalités (cf. Vue, méditation et conduite). On ne peut pas se libérer de concepts ni de notre faculté de concevoir à moins de devenir une chose. On se libère du processus réducteur qui consiste à prendre (saisir) pour réel ce qui est en fait conçu.

Pour générer l’excellence (sct. Paramita) du don de son corps, il faut commencer à ne pas considérer son corps comme impur ou pur. Il ne s’agit pas d’abandonner son corps en pâture à des monstres. Il ne s’agit pas non plus de le donner sous prétexte qu’on n’en veut plus. Marpa qualifiait le corps de sanctuaire. Le corps est révélateur des libérations de l’esprit qu’on acquiert par la méditation. Le corps fait miroir de nos ouvertures d’esprit. La chair est l’expression “de charité faite homme”. À partir de cette vue, nous développons les différentes consécrations de notre corps (mandala, festins etc...) dans le respect des perceptions de tous nos hôtes et tout particulièrement celles des démons.

L’attitude appropriée et la Vue pure du Tcheupa est indispensable pour reconnaître l’ultime nature des démons. Les démons révèlent les enjeux périlleux de la soif et de la saisie. Ils témoignent de nos peurs fondamentales. Le Tcheupa va au devant de ce qui semble indésirable et apeurant, mais sans ces démons, il ne pourrait pas contacter le cœur de ses illusions.

2) Le Roudra du Dharma

Le Roudra est le démon le plus sournois. Contrairement aux autres démons, il ne se montre pas comme tel et peut même faire “bonne figure”. Le Roudra s’empare de la spiritualité, de la méditation, de l’éthique et de toutes autres vertus. Le Roudra du Dharma détourne ce qui devrait être un facteur d’Éveil en un moyen d’emprise égocentrique. C’est un processus perverti qui permet à l’égocentrisme de survivre en se voilant la face et en se nourrissant de notions spirituelles. C’est par exemple des syndromes comme le “matérialisme spirituel”, le “romantisme spirituel”, le “péché d’angélisme”, les syndromes du pénitent, de la dénonciation, de la perfection et autres processus où se confondent : frustration et vertu, moralisme et éthique, etc.

Dans la pratique de Tchadroukpa, il est fait mention du Roudra du Dharma et l’on exhorte Mahakala à “tuer” ce Roudra. Cette approche “violente” est propre aux pratiques des Protecteurs Mahakala et autres. Dans une traduction française de la Sadhana de Mahakala Tchadroukpa, Roudra du Dharma est traduit par “ennemi” du Dharma et plus loin il est dit de tuer cet “ennemi”. On comprend bien le danger qu’il y aurait de prendre à la lettre cette fâcheuse traduction.

Roudra a le sens de “hurleur” en l’associant au vent et à la tempête. Je conçois le Roudra comme l’hurlement de l’être dans sa plus profonde douleur si profonde et insondable qu’elle en vient à se retourner contre sa propre nature. Un souffle hurleur qui s’attaquerait à la vacuité même des phénomènes et de l’être. Pour certains êtres, la vacuité cause une souffrance sans nom, la vacuité est le mal même. Ce Roudra peut se déployer en onze roudras secondaires s’immisçant dans les onze souffles qui animent notre corps : le souffle (sct. Vayou) vital (sct. Prana), les cinq souffles des facultés sensorielles, les cinq souffles des facultés d’activations : la parole, les mains, les jambes, les génitaux et le plancher pelvien.

Il est difficile de déceler chez soi l’emprise de Roudra, parce qu’il emploie à son service des leurres comme la croyance, la persuasion, les prétextes, la fascination, l’autosuggestion, la justification, l’innocentisation... Le sublime remède à ce démon est la sagesse de la vacuité. Tout autre remède pourrait encore se trouver dévoyé par le Roudra. Le Roudra va pouvoir nous convaincre de se servir de préceptes du Dharma au détriment d’autrui. Nous allons confondre “Conduite” avec comportementalisme. Nous allons transformer la Vue en idéologisme de toutes sortes : moralisme, puritanisme, végétarisme, hédonisme, ritualisme. En toute bonne foi, nous gagnerons en intégrisme. Nous nous sentirons justifiés de juger et de rétribuer, de culpabiliser ou d'innocenter, de sympathiser ou de bannir, au nom du Dharma, du Bouddha, de “son” Lama, etc.

Détournant le sens même de la vacuité, cette instrumentalisation du Dharma amène l’individu à renaître dans l’enfer périphérique ou en d’autres existences douloureuses. Il faut à tout prix déjouer ce Roudra. Pour cela nous nous rappelons des samayas de la Vue Pure pris lors d’initiations avec le Dorjé Lopeun. Nous renforçons la compréhension et l’application des Paramitas et tout particulièrement de la Prajnaparamita. Nous générons les vertus et la Vue appropriées à la pratique de Tcheu, la “coupure”. Nous pouvons également, en accord avec son Lama, faire appel à la pratique de Protecteur tel que Mahakala Blanc ou Tchadroukpa ou encore Vajrakilaya.

 3) Conclusion

De façon général, il est essentiel de bien comprendre le sens d’une pratique. Sans compréhension il n’est pas possible d’obtenir une réalisation de la nature de l’esprit. Il n’y a pas de méthode qui fonctionne par elle-même et qui nous fasse obtenir une réalisation. Pratiquer veut simplement dire qu’on s’entraîne à joindre la Vue et la Méthode. Cette jonction amène à une vision de la nature de l’esprit. Si l’on ne veut pas que notre pratique de Tcheu se réduise à du folklore, il est nécessaire de comprendre ce qu’on entend par démon, puis par vacuité, puis par offrande du corps. Alors, il y aura du sens à faire du damarou et des Houng et des Phèt. Par le Poa maîtrisé, on s’établira en la Prajna puis par l’union de la contemplation et du sens, le Sahaja Mahamoudra se présentera dans son évidence naturelle.